Les arbres qui pleurent

I. La fièvre du caoutchouc amazonien

Nous sommes en 1850, des aventuriers sans scrupules se créent de véritables empires en quelques années au cœur de zones échappant à toute autorité centrale par l’exploitation de l’hévéa et le travail forcé des populations indiennes.

Les Indiens maîtrisent de manière ancestrale les techniques d’utilisation des Hévéas qu’ils nomment poétiquement les arbres qui pleurent. Ils se servent du caoutchouc dans leur vie quotidienne pour la fabrication d’outils ou de jeux.

En Europe, le premier usage est la gomme à effacer. Mais la demande internationale de caoutchouc amazonien explose avec l’essor de la bicyclette et de l’automobile à partir des années 1850. Les plus gros acheteurs : Goodyear, Dunlop et Michelin.

Depuis les forêts brésiliennes, mais aussi la Bolivie, le Pérou, l’Equateur, la Colombie et le Venezuela, le caoutchouc converge vers Manaus qui en devient la capitale mondiale.

Les barons du caoutchouc y bâtissent une ville à l’Européenne au luxe extravagant, en plein cœur de la forêt amazonienne, les premières lignes téléphoniques y sont installées en 1897, avant même Rio ou Sao Paulo. A elle seule, cette ville compte 3 hôpitaux, 10 collèges privés, 25 écoles.

Huebner et Amaral – Avenue Eduardo Ribeiro, Manaus, 1909

II. Persécution des Indiens d’Amazonie – De 1850 à 1910

Pour exploiter les hévéas, les barons du caoutchouc chargent des milices armées de traquer les Indiens au cours de terribles opérations. La milice de César Araña par exemple, est composée d’hommes de la Barbade (Caraïbes) armés de Winchester.

Le système d’exploitation du caoutchouc repose donc sur l’asservissement des autochtones et les violences quotidiennes (châtiments, mutilations et affamement). Il n’y a aucune autorité légale dans ces zones reculées, et soutenus par de véritables multinationales, les barons peuvent donc agir en toute impunité.

De nombreuses tribus se réfugient dans des parties plus reculées de la forêt pour se protéger, des régions entières de l’Amazonie se désertifient.

Dans un premier, l’engagement se fait sur la tromperie. Appâtés par des promesses et des cadeaux, les Indiens sont ensuite emmenés loin de chez eux pour être conduits sur des terres exploitées.

D’autres tribus indépendantes signent des contrats avec les barons en échange d’alcool, vêtements ou machettes. Les prix sont tellement gonflés que les travailleurs sous contrat ne parviennent jamais à rembourser. Ils se retrouvent ainsi captifs par endettement à vie.

Alors que l’esclavage est officiellement aboli dans une grande partie de l’Europe, il devient la norme pour ces exploitants du caoutchouc.

En 1895, le Père Ducci relate la triste condition des Indiens du Béni :

« Ils vivent aujourd’hui sous l’oppression d’une race qui, après les avoir réduits à la misère, les arrache à leurs familles pour les faire mourir dans les gomales perdues du Béni »

The Putumayo – The devils paradise – Walter E.Hardenburg

Les collecteurs de caoutchouc restent en moyenne 15 jours dans la forêt et pour s’assurer qu’ils reviennent bien avec la collecte, les responsables retiennent en otage femmes et enfants, régulièrement abusés et dont ils se servent pour le service domestique. Lorsqu’ils n’apportent pas suffisamment de caoutchouc, les familles sont punies, violentées, torturées.

Les chefs de comptoirs reçoivent des commissions sur le caoutchouc collecté, donc ils exigent toujours plus de latex pour augmenter leurs gains.

L’un des barons les plus connus : Julio Cesar Araña qui détient la casa Araña, dénommée ensuite Peruvian Amazon Company.

Arana (au centre), en visite d’inspection à la barraca Naimenes

– Docteur Gomes : Oui, je sais, vous allez me parler de mes crimes! Mais qu’est ce que la vie d’un homme en comparaison des richesses que ce continent vert recèle ?

C’était le Docteur Gomes le grand responsable de tout cela, tout le monde le savait, mais personne n’a jamais pu le prouver.
De plus, les gens ont peur, car la police est à sa solde.

Michel Bernanos, Le Murmure des Dieux, Extrait

IV. Un système cruel dévoilé aux yeux du monde

A compter de 1907, les choses commencent à changer. Le journaliste B.Saldana Roca dénonce les maltraitances et l’exploitation honteuse des indigènes par l’un des grands barons : la Casa Araña. Mais les autorités ferment les yeux sur ces pratiques scandaleuses, tous sous la coupe d’Araña.

En 1909, un jeune ingénieur nord-américain, Walter E. Hardenburg, dénonce également les atrocités commises par Araña. Sauf que ses écrits vont traverser la frontière, pour le Royaume-Uni.

Le souci est que la casa Araña est devenue entre temps une entreprise britannique sous le nouveau nom de Peruvian Amazon Company. Soumis à la pression de l’opinion publique et des associations anti-esclavagistes, le Royaume-Uni se décide à envoyer des hommes sur place.

Les inspecteurs constatent avec véracité que les Indiens portent des cicatrices dues aux flagellations, certains ont même été marqués sur les fesses aux initiales de la casa Araña…

Courant 1912, le marché du caoutchouc brésilien s’effondre. D’immenses plantations d’hévéas ont poussé en Malaisie à partir de graines volées en Amazonie 30 ans plus tôt.

En 1913, le Royaume-Uni dresse un rapport au constat alarmant :

  • On estime que chaque tonne de caoutchouc a coûté 7 vies humaines
  • En 1912, il ne restait plus que 10.000 survivants sur les 50.000 Indiens recensés dans la région en 1880
  • Les peuples Huitotos, Ocaimas, Muinanes, Nonuyas, Andoques, Rézigaros et Boras disparaissent

La casa Araña est dissoute, mais les Indiens d’Amazonie toujours soumis aux ventes d’alcool et d’armes à feu à des prix exorbitants, restent tenus par ces prêts impossibles à rembourser. Même si les conditions de travail ont changé et que les familles ne sont plus soumises à l’esclavage, beaucoup travaillent à perte.

Dans les années qui suivirent et sans surprise, cette situation engendrait des soulèvements et des guerres civiles dans les villes les plus proches.

The Putumayo – The devils paradise – Walter E.Hardenburg

Ils vivaient de la pêche et du commerce avec les Indiens, leur vendant à prix d’or des marchandises prohibées, telles que l’alcool et les armes.

Michel Bernanos, Le Murmure des Dieux, Extrait

V. Une exploitation qui perdure et des familles détruites – Fin 1940

C’est dans ce contexte tendu que Michel rejoint Manaus en 1947 pour y exercer un emploi de contrôleur de balles de caoutchouc, il a 24 ans et ressort tout juste de 3 années de guerre.

L’Europe propose à ses jeunes des emplois de contrôleurs rémunérés à des salaires très élevés, semble-t-il en guise de prime de risque.

Ces jeunes contrôleurs se retrouvent ainsi balancés dans un univers qu’ils ne connaissent absolument pas, à contrôler le travail d’hommes et de femmes exploités et qui ressortent de plusieurs décennies de persécutions aux conséquences les plus horribles.

A cette époque, eux-mêmes spoliés par leur propre employeur, les Indiens n’hésitaient pas à trafiquer les balles de caoutchouc apportées en y insérant des pierres pour augmenter leur poids.

Après des décennies de persécutions, les petits contrôleurs hautains et méticuleux ne passent pas auprès des populations indiennes, d’autant plus lorsqu’ils tentent d’assoir une autorité sur les bases de rémunérations ridicules. Il n’est donc pas rare que certains soient retrouvés morts au petit matin.

Michel, conscient de la valeur anormalement élevée de son salaire, en négociait une partie avec ses équipes de façon à ce qu’ils puissent percevoir une rémunération à la hauteur de leur travail.

Il avait ainsi mis en place un système qui lui permit de travailler en harmonie avec ses équipes et de fournir les balles les moins truquées d’Amazonie.

C’est le cœur lourd qu’il quittait l’Amazonie en avril 1948.

Le jour, cette fois, semblait s’être levé plus tôt. L’air était léger, facile à respirer, et Eudes s’abandonnait à l’euphorie de ces rares moments de bonheur, de ces minutes si brèves où tout parait s’accorder.

Le frémissement des feuilles dans la forêt lui parvenait comme un murmure musical. Cela ressemblait à une caresse. Il savourait cette paix fugitive où le monde est comme suspendu, où l’heure est attente.

Imaginez la boule qui tourne, tourne, et Dieu qui passe. D’un geste distrait Dieu caresse la boule. Elle ralenti dans un frisson de foi, puis se remet à tourner, tourner.

[…] C’est vrai, j’aime ce premier instant de la journée. Il me rassure dans le besoin que j’éprouve de me sentir vivre.

Michel Bernanos, Le Murmure des Dieux, Extrait