Je me présente à vous, Anne-Charlotte Letourneur, l’une des petites filles de Michel par ma mère, Jehanne-Chantal Amdouni Bernanos.
On est quatre : mes trois sœurs et moi-même. On a subi de plein fouet les conséquences nées d’une expérience prématurée de la guerre par notre grand-père. Notre mère en a souffert tout particulièrement, et je pense qu’on est pas les seules.
L’une de mes forces est tout d’abord d’avoir eu une Maman absolument pas conventionnelle, mais extraordinaire ! Maman résumait tout par le « Tout est Grâce » de Sainte Thérèse de Lisieux, le pardon universel, et elle avait bien raison. Maman était extrêmement proche de son père.
Michel quittait brutalement les siens au 27 juillet 1964. On dit qu’il rejoignit la forêt de Fontainebleau une valise vide à la main. On retrouvait cette valise à ses côtés quelques jours plus tard, et posée tout près, sa carte d’identité, déchirée en son milieu.
Notre grand-mère abandonnait ainsi sa carrière de comédienne pour se consacrer essentiellement à l’œuvre de son époux. Celui-ci n’étant plus présent, il y avait aussi le rythme lié à son emploi qui devenait difficilement gérable avec l’éducation d’un enfant. Quant à Maman, elle perdait à tout juste 10 ans ce père qu’elle aimait tant, et d’une manière extrêmement brutale, ce qui eut de terribles répercussions sur sa vie future.
Ma seconde force, c’est que j’ai grandi dans des milieux sociaux culturels très divers. Globalement, on peut dire que je me suis faite un peu toute seule, la vie m’a appris très jeune à savoir me débrouiller et à gérer les situations difficiles.
L’école ne m’a pas fait aimer la littérature comme ça aurait dû l’être, j’ai découvert mes auteurs préférés en persévérant comme Jean Cocteau, Emile Zola, Stendhal, Joseph Kessel, Nathalie Sarraute, Kafka. Puis, Michel m’a fait découvrir Dostoïevski. Crimes et châtiments, une pure merveille. Mes premières lectures de l’adolescence furent aussi celles de Georges Bernanos bien sûr, essentiellement ses écrits de combats.
Les premiers textes de Michel que j’avais eu entre les mains, c’étaient ses poèmes, vers l’âge de 8 ans. Ce qu’on ne m’avait pas dit à l’époque, c’est que j’étais bien trop jeune pour les comprendre.
Ce n’est qu’à l’âge de 13 ou 14 ans que je lisais La Montagne Morte de la Vie. C’est ainsi que, comme tous les lecteurs, je terminais ma lecture avec ce final qui restait marqué en moi à tout jamais et une détermination toute particulière : celle de comprendre un jour ce que Michel avait voulu dire par ce récit si énigmatique. En effet, j’étais persuadée d’y trouver la raison originaire de son départ.
Ce n’est que 23 ans plus tard, avec une expérience de vie toujours plus enrichie, et après avoir relu l’intégralité de ses œuvres romanesques, que je faisais le lien avec la Seconde Guerre Mondiale, et surtout, que je réalisais l’impact par ricochet qu’elle avait eu sur notre famille et sur nos vies, à ma grand-mère, ma mère, mes sœurs et moi-même.
Aussi, je me décidais à travailler sur ses textes poétiques, avec réticence au départ je dois l’avouer. Déjà parce que je les trouvais trop sombres et aussi parce que je voyais la poésie comme des textes pompeux dont je gardais l’unique souvenir des récitations ennuyeuses que l’on faisait en classe.
C’est Michel qui me réconciliait avec la poésie, et c’est en passant plusieurs mois à étudier ses textes au regard du contexte historique et des symptômes liés aux traumatismes de guerre, que je fis véritablement sa connaissance.
Mon grand-père était le fils de Georges Bernanos. C’est pas pour autant qu’il a été plus choyé qu’un autre ou qu’il a été pistonné pour démarrer sa carrière, il rencontrait les mêmes difficultés que tous les autres auteurs. J’irai même jusqu’à dire qu’il rencontrait plus de difficultés, car il devait réussir à se faire un nom en plus de celui de son père.
Michel était un homme de ce qu’il y a de plus simple. Il n’a pas grandi dans les milieux aisés, quoiqu’il en fréquentât enfant. Déscolarisé la plupart du temps, il suivait ses parents au rythme de leurs voyages et déménagements. Ils avaient très peu de moyens financiers.
Le rythme de vie des petits Bernanos en a fait jaser plus d’un à l’époque et encore aujourd’hui. Quand les bonnes âmes pensent que cette éducation n’est pas conventionnelle, moi j’envie mon grand-père! Parce qu’on apprend tellement en voyageant et encore plus avec les parents qu’il avait et les différentes excursions qu’ils ont pu faire en Amérique du sud.
Ce que je ne lui envie pas, c’est l’époque : le spectre de la 1ère guerre mondiale qui plane dans le foyer familial, la guerre d’Espagne, la seconde guerre mondiale. Puis celles qui s’ensuivirent et dont l’existence désespérait tant Michel.
Michel était un poète, un passionné. A tout juste 19 ans, il rejoignait Londres tel un Chevalier, l’honneur et le courage chevillés au corps. Mais la guerre, c’est pas ça.
Devenant militaire à son tour et confronté à la mort sous ses aspects les plus sombres, il a tenu bon, il s’est accroché! Mais son esprit, lui, y est resté.
L’extraordinaire beauté du lieu qui m’avait tout d’abord émerveillé, me faisait maintenant frissonner de dégoût. Je dis de dégoût, car la peur n’avait même plus de place en moi.
La Montagne Morte de la Vie – Michel Bernanos
Je finissais par comprendre pourquoi les âmes qui séjournent en enfer y demeurent sans révolte apparente.
Le dégoût n’est-il pas le commencement de l’acceptation ? Si l’acceptation est fatale aux gens normaux, elle est logique pour ceux qui restent muets aux questions qui pourraient les sauver.
Par son expérience de la guerre et sans aucun suivi adapté, Michel vivait au quotidien avec un traumatisme psychique affilié. La poésie l’aidait à tenir, à affronter les symptômes de cette maladie qui peuvent mener son hôte tout droit au suicide.
La mort devient ainsi délivrance de l’âme enfermée dans un corps meurtri : La Belle Dame aux yeux sombres
Figurez vous que je m’y suis faites aussi à la Belle Dame aux yeux sombres, parce que, comme Michel, j’ai fini par comprendre qu’elle ne lui voulait aucun mal.
Il faut voir la mort différemment dans les écrits de Michel. Cette belle Dame, c’est essentiellement celle qui lui apporte la délivrance. La mort par Michel doit se voir au regard du traumatisme psychique non soigné dont il faisait l’objet. Michel était totalement seul face à cette maladie et ses proches d’autant plus désemparés. Quant à l’amitié, pour Michel, elle n’existait pas.
La mort est belle chez Michel, elle est l’une de ses portes de sortie, celle qui mis fin à l’évolution permanente des symptômes dont il ne pouvait identifier la cause.
Il est important de spécifier que les symptômes de ce mal deviennent une véritable torture quand ils atteignent un certain degré, d’autant plus lorsqu’ils ne sont pas soignés. A l’époque, le mal de guerre était un sujet tabou. C’est le Docteur Louis Crocq, Psychiatre et Docteur en psychologie – spécialiste des névroses de guerre, qui fit considérablement avancer les choses sur le sujet, il sauvait ainsi un grand nombre de soldats victimes des guerres passées et en cours, ses écrits sont passionnants. Il démarrait son combat seulement quelques années après le départ de Michel, à mon grand regret.
Enfin, particulièrement déçus par ce qu’ils y trouvaient, le retour au pays post libération fut compliqué pour les Marins Libres, et le manque de considération par l’Etat Français pour leur dévouement sans faille de 1939 à 1946 les a d’autant plus fragilisés.
Tout traumatisé de guerre a inévitablement le sentiment que les autres ne peuvent comprendre sa souffrance (car le trauma est indicible et incommunicable) et s’en désintéressent de tout façon.
Louis Crocq, les traumatismes psychiques de guerre, Ed. Odile Jacob, p.347
Une fois la guerre terminée, les biens portants s’en retournent égoïstement à leurs occupations, et à leurs loisirs d’antan et laissent les rescapés traumatisés à la solitude de leurs ruminations.
Le monde s’est refermé sur ces derniers, leur donnant à vivre cet abandon comme une deuxième mort, un deuxième trauma, écho du vécu d’absence de secours qui a marqué le trauma de guerre initial.
Aussi, n’est-il pas étonnant que certains rescapés en veulent plus à leur entourage et aux instances gouvernementales qu’à leurs anciens ennemis ou à leurs bourreaux.
En reconnaissant la plainte de la victime et en lui accordant ce à quoi elle a droit, la société la conservera dans la communauté […].
Les principaux thèmes que nous retrouvons dans les textes de Michel sont liés aux personnes en difficultés. En effet, on ne choisit pas les conditions dans lesquelles nous allons naître et nous ne sommes pas toujours conscients des répercussions liées aux choix effectués en cours de vie. Mon grand-père n’est pas un pessimiste, c’est juste qu’il est particulièrement sensible aux âmes qui souffrent et qu’il décrit le Monde tel qu’il est sous ses aspects les plus sombres.
Carte à prix fixe/ Grand cadre lumineux/ Là où l’on mange bien/ Là où l’on paye bien/ Là où l’on se nourrit bien/ Là où l’on a plus faim
Michel Bernanos : Un grand méconnu – par Pierrette Sartin – Le Cri d’Os 19/20
Tout cela étalé bien en vue/ En vue de ceux qui ont faim/ Mais qui ne mangeront point
Dès 1947, ayant vécu quelques années sur le secteur de Manáos au Brésil, il dénonçait la déforestation de la forêt amazonienne et était très sensible à la beauté des cultures ancestrales indiennes :
L’Arbre géant frémissait sous les coups de hache. A côté du colosse végétal, les hommes à la peau sombre, luisante de sueur, ressemblaient à des miniatures mouvantes. L’acier avait creusé tout autour du tronc une blessure qui était comme une gueule prête à mordre, et de cette gueule, la sève généreuse coulait comme une salive.
Le Murmure des Dieux, Michel Bernanos
Mais le monstre enraciné refusait la mort. Jusqu’au moment où son cœur enraciné fut enfin atteint. Il oscilla lentement, pencha d’avant en arrière sa belle chevelure verte, puis, dans un craquement sinistre, comme un râle, s’allongea sur le sol dans l’attente de la mort sèche.
La grande forêt prit le deuil. Les bruits les plus fantastiques se mirent à courir : on avait tué l’Arbre-Dieu.
Je pense que le Monde n’est ni triste, ni gai. Il n’est pas bon de rester dans un univers trop sombre, tout comme on ne peut pas non plus passer notre temps à se voiler la face et à s’entourer d’un univers superficiel sans tenir compte de la réalité. Il faut aussi savoir vivre avec la réalité si l’on souhaite faire évoluer le Monde, et c’est ce que Michel voulait !
Régulièrement décrit comme un personnage drôle et enjoué par son entourage, Michel était un clown triste. Totalement apolitique et littéralement inclassable, c’était aussi un humaniste. Il défendait l’humain, mais il lui en voulait aussi terriblement…
Dans ses textes, on sent qu’il a de l’empathie pour tous, de la personne la plus pure au personnage le plus obscure. Michel, c’est aussi celui qui apporte un semblant d’humanité au Diable en personne (Ils ont déchiré son image), quand il ne se décide pas à personnifier une nature minérale et végétale, la liguant ainsi contre toute forme de civilisation humaine (La Montagne Morte de la Vie).
Michel s’est battu toute sa vie d’adulte contre le traumatisme psychique dont il faisait l’objet, il n’a pas pu arriver au bout de ce qu’il souhaitait entreprendre : Faire passer ses idées au plus grand nombre.
Par la force des mots, Michel défendait notamment :
- La mémoire des marins issus des Forces Navales Françaises Libres littéralement mis de côté par l’Etat français après la Libération ;
- Les enfants à l’innocence cassée par les années d’occupation et enrôlés dans la guerre d’Indochine dès 1946, tous ces soldats qui ont risqué leur vie pendant la seconde guerre mondiale pour un semblant de liberté, et qui furent très vite renvoyés au front sur les conflits nés de l’empire colonialiste ;
- Ces hommes, femmes et enfants qui chaque jour meurent de faim à la vue de tous, le système privilégiant le profit sur la vie humaine ;
- Nos ressources terrestres, pillées pour le confort d’une poignée d’hommes au détriment de leur descendance à venir ;
- La préservation des peuples autochtones, si malmenés sur les siècles derniers et qui ont pourtant tellement à nous apprendre ;
- Les condamnés dans les couloirs de la fin. (Michel était ouvertement contre la peine de mort, encore en vigueur de son vivant) ;
Et par voie de conséquence liée au vécu de Michel, son épouse, sa fille et ses petites filles :
- Reconnaitre l’existence du syndrome de traumatisme psychique de guerre et l’importance de ses répercussions sur la vie des soldats pouvant mener jusqu’au suicide ;
- Prendre conscience du fait que les guerres continuent sourdement de faire des victimes dans les familles même une fois terminées et qu’elles sont à l’origine des vies cassées de conjoints, d’enfants et de petits-enfants de soldats ;
Tous ces thèmes me tiennent profondément à cœur.
Je souhaite poursuivre ce qu’il a voulu commencer en dénonçant ouvertement ces situations contre lesquelles Michel n’a cessé de s’insurger, emportant son combat avec lui, par la maladie, en cet après-midi du 27 juillet 1964.